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Notes de lecture


La formation de l'esprit scientifique

Gaston Bachelard
Librairie Philosophique J. Vrin, 2004

Ce livre propose une analyse de la genèse de l'esprit scientifique moderne, caractérisé par sa rigueur méthodologique, par opposition à l'esprit préscientifique. Pour cela, il passe en revue divers obstacles ayant empêché de nombreux esprits, souvent brillants, de se poser les bonnes questions et d'y répondre correctement, sans généralisation hâtive, sans interprétation mystique, etc. La position adoptée par Bachelard est très claire: la connaissance réellement scientifique est une chose abstraite dont l'expérience n'est qu'une illustration. Toute tentative d'analyser un phénomène en partant de l'expérience sensible qu'on en a risque d'être entâchée par nos attentes et nos préjugés, et c'est pourquoi l'abstraction doit être prioritaire pour commencer par définir clairement l'objet de l'étude. Cela peut aujourd'hui sembler trivial, mais Bachelard montre par de nombreux exemples qu'il n'en est rien, comme par exemple quand l'académie des sciences publia un mémoire sur la coagulation dans lequel furent mis sur un même plan tous les cas de solidification de liquide (sang, cire, glace, etc). Il critique vivement les expériences qui précèdent l'abstraction:

"Si nous revenons sur la question, c'est simplement pour ajouter quelques nuances relatives à l'intérêt, en quelque manière puéril, que soulèvent alors les sciences expérimentales, et pour proposer une interprétation particulière de cet intérêt. Notre thèse à cet égard est la suivante: en donnant une satisfaction immédiate à la curiosité, en multipliant les occasions de la curiosité, loin de favoriser la culture scientifique, on l'entrave. On remplace la connaissance par l'admiration, les idées par les images." (p. 34)

Ce texte classique est clair et accessible. Le seul petit reproche que l'on puisse adresser à Bachelard est de d'être laisser entraîner par les tendances psychanalytiques de l'époque (Bachelard veut une "psychanalyse de la connaissance objective"), en particulier dans le chapitre "Libido et connaissance objective" qui est bien moins convaincant que le reste de l'ouvrage. Malgré cela, ce livre reste un classique incontournable pour toute personne intéressée par l'histoire des sciences et la méthodologie scientifique. En voici quelques morceaux choisis:

"...comme le dit si bien d'Alembert, on généralise ses premières remarques, l'instant d'après qu'on ne remarquait rien." (p. 23)

"La pensée préscientifique ne limite pas son objet: à peine a-t-elle achevé une expérience particulière qu'elle cherche à la généraliser dans les domaines les plus variés." (p. 82)

"...un savant moderne cherche plutôt à limiter son domaine expérimental qu'à multiplier les instances. En possession d'un phénomène bien défini, il cherche à en déterminer les variations. Ces variations phénoménologiques désignent les variables mathématiques du phénomène. Les variables mathématiques sont solidarisées intuitivement dans des courbes, solidarisées en fonctions. Dans cette coordination mathématique, il peut apparaître des raisons de variation restées paresseuses, éteintes ou dégénérées dans le phénomène mesuré. Le physicien essaiera de les provoquer. Il essaiera de compléter le phénomène, de réaliser certaines possibilités que l'étude mathématique a décelées. Bref, le savant contemporain se fonde sur une compréhension mathématique du concept phénoménal et il s'efforce d'égaler, sur ce point, raison et expérience." (p. 79-80)

"Étant donné la fermentation acide du lait dans l'estomac, il y a intérêt à en accélérer la digestion et comme la digestion est essentiellement un mouvement, le docteur MacBride en arrive à conseiller "de faire prendre de l'exercice aux enfants à la mamelle". Effectivement, en agitant un flacon, n'active-t-on pas les mélanges et les fermentations ? Secouez donc les nourrissons après chaque tétée. À bien suivre, sur cet exemple, le parcours de la pensée préscientifique depuis les définitions préalables trop générales jusqu'aux conclusions utilitaires de l'expérience, on peut voir que ce parcours est un véritable cercle: si MacBride n'avait pas défini arbitrairement la fermentation comme un mouvement intestin, il ne serait pas arrivé à cet étrange conseil de secouer les enfants à la mamelle pour qu'ils digèrent mieux le lait maternel. L'intuition première n'a pas bougé, l'expérience n'a pas rectifié l'hypothèse première, l'aspect général, saisi de prime abord, est resté l'attribut unique du concept immobile." (p. 82)

"L'idéal de limitation prime tout. Une connaissance qui manque de précision ou, pour mieux dire, une connaissance qui n'est pas donnée avec ses conditions de détermination précise n'est pas une connaissance scientifique. Une connaissance générale est presque fatalement une connaissance vague." (p. 87)

"Qu'on le veuille ou non, les métaphores séduisent la raison. Ce sont des images particulières et lointaines qui deviennent insensiblement des schémas généraux. Une psychanalyse de la connaissance objective doit donc s'appliquer à décolorer, sinon à effacer, ces images naïves. Quand l'abstraction aura passé par là, il sera temps d'illustrer les schémas rationnels. En résumé, l'intuition première est un obstacle à la pensée scientifique; seule une illustration travaillant au delà du concept, en rapportant un peu de couleur sur les traits essentiels, peut aider la pensée scientifique." (p. 95)

"Parfois, il est bien sensible que la valeur trouble la table de présence: ainsi notre auteur se refuse à établir un rapport quelconque entre les bois pourris qui brillent (par phosphorescence) et les "substances si pures et si nobles comme le sont les Étoiles"." (p. 104)

"En fait, la science contemporaine s'instruit sur des systèmes isolés, sur des unités parcellaires. Elle sait maintenir des systèmes isolés. En ce qui concerne les principes épistémologiques, la science contemporaine affirme que les quantités négligeables doivent être négligées. Il ne suffit pas de dire qu'elles peuvent être négligées. On coupe donc court à des déterminations purement plausibles, jamais prouvées. Enfin, la science quantique nous familiarise à la notion de seuil quantitatif. Il y a des énergies insuffisantes pour franchir un seuil. Ces énergies ne peuvent perturber des phénomènes bien définis, bien isolés. On voit donc que la doctrine de la détermination doit être révisée et que la solidarité quantitative dans l'Univers n'est pas un caractère dont on puisse arguer sans précaution." (p. 110)

"On tient peut-être là un des signes les plus distinctifs de l'esprit scientifique et de l'esprit philosophique: nous voulons parler du droit de négliger. L'esprit scientifique explicite clairement et distinctement ce droit de négliger ce qui est négligeable qu'inlassablement l'esprit philosophique lui refuse. L'esprit philosophique accuse alors l'esprit scientifique de cercle vicieux, en rétorquant que ce qui semble négligeable est précisément ce qu'on néglige. Mais nous pouvons faire la preuve du caractère positif et du caractère actif du principe de négligeabilité. Pour prouver que ce principe est positif, il suffit de l'énoncer sous une forme non quantitative. C'est précisément ce qui fait le prix d'une remarque comme celle d'Ostwald: "Quel que soit le phénomène considéré, il y a toujours un nombre extrêmement considérable de circonstances qui sont sans effet mesurable sur lui". La couleur d'un projectile ne modifie pas ses propriétés balistiques. Il est peut-être intéressant de voir comment précisément l'esprit scientifique réduit les circonstances inutiles." (p. 264-265)

"Si la substance a un intérieur, on doit chercher à la fouiller. Cette opération est appelée "l'extraction ou l'excentricité de l'âme". Le Cosmopolite (p.109) dit au mercure longtemps "flagellé et souillé": "Dis-moi quel tu es en ton centre, et je ne te tourmenterai plus". Dans cet intérieur "au centre du moindre atome des métaux se trouvent les vertus cachées, leur couleur, leur teinture". On voit assez nettement que les qualités substantielles sont pensées comme des qualités intimes. De l'expérience, l'Alchimiste reçoit plutôt des confidences que des enseignements." (p. 122)

"...essayons de pénétrer par quel entraînement on arriva à trouver un goût au courant électrique. Cela ne pouvait être qu'en suivant les suggestions substantialistes. Le fluide électrique était considéré comme un véritable esprit matériel, une émanation, un gaz. Si cette matière subtile traverse un tube contenant de l'urine, ou du lait, ou du vinaigre, elle doit s'imprégner directement de la saveur de ces substances; en rapprochant deux électrodes sur le bout de la langue, on goûtera ce courant électrique matériel modifié par son passage dans des matières diverses; il sera donc âcre comme l'urine, ou doux comme le lait, ou piquant comme le vinaigre. [...] Ces fausses qualités attribuées par une intuition naïve au courant électrique nous paraissent illustrer complètement l'influence de l'obstacle substantialiste." (p. 126-127)

"Toute qualité appelle sa substance. À la fin du XVIIIe siècle, Carra cherche encore une substance pour rendre directement compte de la sécheresse de l'air. Il oppose aux vapeurs aqueuses qui rendent l'air humide, les vapeurs sulfureuses qui rendent l'air sec. Comme on le voit, on ne manie pas facilement, dans la Physique de l'ère préscientifique, les quantités négatives. Le signe moins apparaît plus factice que le signe plus." (p. 131)

"Un des plus clairs symptômes de la séduction substantialiste, c'est l'accumulation des adjectifs sur un même substantif: les qualités tiennent à la substance par un lien si direct qu'on peut les juxtaposer sans trop se soucier de leurs relations mutuelles. Il y a là un empirisme tranquille qui est bien éloigné de susciter des expériences. Il s'affine à bon compte en multipliant les synonymes. Nous en avons vu un exemple avec le caractère glutineux, onctueux et tenace du fluide électrique. C'est là une tendance générale, dont on trouverait d'ailleurs la trace dans des domaines bien éloignés de la pensée scientifique, comme la psychologie et la littérature: moins une idée est précise et plus on trouve de mots pour l'exprimer. Au fond, le progrès de la pensée scientifique revient à diminuer le nombre des adjectifs qui conviennent à un substantif et non point à l'augmenter. On pense scientifiquement des attributs en les hiérarchisant et non pas en les juxtaposant." (p. 135)

"L'auteur du livre, M. Martinet, dit simplement: "Le menthol, la menthone et l'acétate de menthyle sentent la menthe". À la lecture de cette ligne, il n'est pas rare d'entendre un lecteur cultivé répondre: "Naturellement". Il voit dans cette triple affirmation un triple pléonasme. Il lui semble que ces terminaisons -ol -one -yle viennent décliner certaines fonctions supplémentaires qui laissent naturellement subsister la qualité essentielle exprimée par la racine du mot. Le lecteur ignorant la chimie organique ne se rend pas compte que les dérivés d'un même corps chimiques peuvent avoir des propriétés très diverses et qu'il y a des fonctions qui, greffées sur un même noyau, ne comportent pas les propriétés organoleptiques comme l'odeur. Bien entendu, pour le faire remarquer en passant, à propos de cet exemple un esprit non scientifique ne se place pas, comme il convient souvent de le faire, au point de vue de la nature factice. Du point de vue de la Chimie factice, c'est-à-dire du point de vue de la Chimie scientifique, il faudrait dire que la menthe sent le menthol et non pas à l'inverse que le menthol sent la menthe." (p. 139) [note: "factice" est ici au sens de "élaboré par l'esprit"]

"La mystique de la répétition ne s'introduit donc pas dans un esprit scientifique moderne. À cet égard, une opération comme la cohobation doit paraître actuellement de tout point incompréhensible. On sait en quoi elle consiste: quand on s'est donné bien du mal pour séparer, dans une distillation, la matière volatile de la matière fixe, on reconstitue le mélange pour recommencer la distillation, ou, comme on dit dans un langage assez clairement valorisant, "on remet l'esprit sur ses fèces". La patience et le courage des recommencements répétés sont un gage de valeur pour le produit final." (p. 150-151)

"Ainsi les possibilités et les rêves qui travaillent l'inconscient suffisent pour que Geoffroy demande le respect de la sagesse ancienne (p. 159): "Il ne faut donc pas proscrire sans sujet les pierres précieuses des compositions de Pharmacie, reçues depuis longtemps et approuvées par une longue et heureuse patience". Respecter une science qu'on ne comprend pas ! C'est bien là substituer des valeurs subjectives aux valeurs objectives de la connaissance expérimentales." (p. 161-162)

"Des valorisations évidentes donnent lieu à des aperçus moraux bien curieux. Ainsi, nombreux sont les auteurs pour lesquels la rouille est une imperfection. Aussi un auteur écrivant en 1735 affirme qu'avant la faute d'Adam,"les minéraux et métaux étaient sans rouille dans les entrailles de la terre"." (p. 188)

"Voici maintenant un exemple d'un phénomène biologique privilégié pris comme principe de mesure. On a si grande confiance dans l'extrême régularité des lois vitales qu'on prend le pouls pour chronomètre dans certaines expériences." (p. 196)


Les décisions absurdes

Christian Morel
Folio essais, 2002

L'ambition de cet ouvrage est de comprendre comment des groupes d'individus intelligents peuvent non seulement créer des situations absurdes, mais aussi persister aveuglément dans leurs erreurs, avec des conséquences parfois tragiques. Pour cela, l'auteur analyse une douzaine d'erreurs absurdes de natures très diverses. Cette hétérogénéité est d'ailleurs un peu gênante pour un lecteur pointilleux, car tous les cas considérés ne sont pas tous aussi convaincants. En effet, un pétrolier qui modifie sa route pour en éviter un autre, et que cette modification provoque la collision alors que les routes initiales ne posaient pas de problème, voilà un indiscutable cas d'erreur absurde. Mais, mettre dans le même panier le cas des pharaons qui persistaient à vouloir être inhumés avec des trésors malgré les pillages récurrents, c'est sans doute balayer un peu vite de bonnes raisons d'agir ainsi, ne serait-ce que des considérations liés au prestige du souverain. Par la suite, on relèvera encore quelques petites agaceries, comme la tendance de l'auteur à poser des cadres sans les justifier (3 rôles/5 actions).
Cependant, dans l'ensemble, ce livre est plutôt instructif et propose plusieurs analyses très intéressantes. Par exemple, page 106, il analyse une différence fondamentale de point de vue qui oppose des techniciens à leurs supérieurs bureaucrates. Pour les premiers, une forte usure de joints lors d'un test est un signal d'alerte vital; pour les seconds, elle est la preuve que tout va bien, puisque les joints ne sont usés que dans la marge de sécurité prévue. Cette incompréhension conduira à l'explosion d'une navette Challenger. Page 202, l'auteur analyse le cas d'une erreur se produisant du fait qu'il y a plusieurs experts, chacun pouvant supposer devant un comportement bizarre de son collègue qu'il a une bonne raison d'agir ainsi, puisque c'est un expert. Page 228, on découvre un cas de réorganisation temporaire de l'autorité dans un cas d'urgence, où les relations hiérarchiques s'effacent provisoirement devant l'expérience du plus apte (ce n'est pas s'en rappeler l'analyse de Walter Lippmann sur le fonctionnement des démocraties en temps de guerre). Le chapitre VI intitulé "L'étanchéité des erreurs" est particulièrement intéressant, car il étudie les raisons qui peuvent expliquer aussi bien la non détection d'une erreur que l'incapacité pour quelqu'un ayant décelé une erreur à convaincre les autres. Au final, un bon livre, malgré quelques petits défauts.


Légendes urbaines
Rumeurs d'aujourd'hui

Véronique Campion-Vincent, Jean-Bruno Renard
Petite bibliothèque Payot, 2002

Ce livre est un recueil de légendes que tout le monde a pu entendre un jour (alligators dans les égoûts, tatouages pour enfants au LSD, etc). Chaque récit est présenté puis analysé: quels sont ses variantes et les thèmes sous-jacents, comment elles sont nées, comment certaines sont mortes, etc. La plupart des analyses sont très pertinentes et mettent bien en valeur le rôle joué par les médias (au sens large du terme) d'une information. Ainsi, on vit la publication en décembre 1975 dans Science et vie d'un tableau fantaisiste sur la prétendue nocivité de certains additifs alimentaires. On peut sans doute considérer que le journal a une forte responsabilité dans l'épidémie de tracts alarmistes qui s'ensuivit, appelant par exemple à rejeter le terrifiant E330 (acide citrique), pourtant composant majeur du jus de citron ordinaire.
Agréable à lire et documenté, le seul petit défaut du livre est que certaines contributions de Jean-Bruno Renard poussent le bouchon psychanalytique un peu loin. Ainsi, dans l'histoire du petit garçon qui mouille son chat en jouant avec le tuyau d'arrosage et qui le fait exploser en voulant le sécher au micro-ondes, on peut lire page 280:

"Le psychanalyste ne manquera pas de souligner - cum grano salis - le symbolisme sexuel de l'histoire: un garçon (on ne trouve pratiquement pas de fille dans les variantes de ce récit) joue avec un tuyau d'arrosage (son pénis) et arrose (éjaculation) un chat (sexe féminin). D'un point de vue psychanalytique, la légende s'interprète donc comme la condamnation d'une sexualité prématurée."


Rumeurs
Le plus vieux média du monde

Jean-Noël Kapferer
Points, 1995

Contrairement au livre précédent, il n'est pas ici question de catalogue d'histoires, mais d'une analyse en profondeur du phénomène de rumeur. L'ouvrage se décompose en quatre parties: vie et mort des rumeurs, l'interprétation des rumeurs, l'utilisation des rumeurs, peut-on éteindre une rumeur. Voici en vrac quelques réflexions très intéressantes trouvées dans ce livre indispensable.

"Enfin, la poursuite de la source permet au public ayant cru une "fausse" rumeur de se disculper. Accuser et poursuivre la source, c'est éviter de reconnaître que l'on s'est soi-même trompé, en déclarant en toute innocence avoir été trompé. Ce déplacement de la responsabilité de la rumeur en dehors du groupe (la source ne peut être qu'un traître, puisqu'il trompe) n'est pas gratuit: il esquive la vraie responsabilité. Il y a eu rumeur - cet acte collectif de parler - parce que le groupe s'est saisi d'une information." (p. 34)

"La rumeur devient une entreprise de conversion à ses propres thèses: plus on élargit le cercle des adeptes, plus grand est le sentiment intime d'être dans le vrai. Il faut non seulement transporter la rumeur, mais convaincre: l'identification entre le prosélyte et son message est telle que rejeter la rumeur ou en douter, c'est le rejeter lui-même." (p. 67)

"Or, la rumeur est une communication émotionnelle: elle incite aux commentaires moraux, aux opinions personnelles et aux réactions émotionnelles. Apporter une rumeur signifie donc que l'on souhaite débuter ou poursuivre avec l'interlocuteur une relation plus étroite, où chacun se découvre un peu plus, mettant à nu ses sentiments, ses valeurs, tout en ne parlant pas de soi. En somme, la rumeur donne l'occasion d'échanger non de l'information, mais de l'expression." (p. 72)

"Non seulement nous ne portons attention qu'à ceux que nous voulons bien écouter, mais nous examinons prioritairement la source pour savoir que penser du message qui va suivre." (p. 81)

"Pendant la guerre aussi, les études montrèrent que les populations des régions où l'on avait lâché des tracts par avion attribuaient ultérieurement leur contenu à la radio ou à la lecture d'un journal." (p. 84)

"Dans la rumeur, le relais semble n'être mû que par des considérations altruistes. D'ailleurs, si quelque suspicion venait à naître, il peut alors se retrancher derrière sa fonction de pur relais, et jouir ainsi d'une totale transparence: le "on-dit", c'est la voix des autres, celle de la communauté, du groupe, dont il n'est qu'un émissaire. Ainsi, tout en s'impliquant pour convaincre, notre interlocuteur jouit de deux jokers considérables: il peut invoquer quelque super-expert ou le consensus du groupe auquel nous appartenons, nous comme lui, et qui s'adresse à nous par son intermédiaire." (p. 86)

"Un apologue chinois du IIIe siècle avant J.-C. exprime parfaitement ce processus. "Un homme ne retrouvait pas sa hache. Il soupçonna le fils de son voisin de la lui avoir prise et se mit à l'observer. Son allure était typiquement celle d'un voleur de hache. Les paroles qu'il prononçait ne pouvaient être que des paroles de voleur de hache. Toutes ses attitudes et comportements trahissaient l'homme qui a volé une hache. Mais, très inopinément en remuant la terre, l'homme retrouva soudain sa hache. Lorsque le lendemain, il regarda de nouveau le fils de son voisin, celui-ci ne présentait rien, ni dans l'allure ni dans le comportement, qui évoquât un voleur de hache"." (p. 97)

"Toutes les questions relatives à la non-vérification reposent sur un présupposé: le désir de vérification existe naturellement chez celui qui entend la rumeur. Or, rien n'est moins sûr. La force de la rumeur est que souvent elle fournit une information justifiant ce que l'on pressentait ou souhaitait confusément. Elle est une information consonante. Chercher à vérifier tiendrait du masochisme: le résultat de la démarche peut être en effet une information dissonnante. L'empressement à croire exclut toute vérification." (p. 127)

"Le troisième type d'information est aussi une proposition déséquilibrée: une personne négative a fait un acte positif. Ce pourrait être par exemple: "Un criminel vient au secours d'un accidenté de la route et lui sauve la vie." Ce type de déséquilibre donne lieu à une information suspecte. On ne conteste pas les faits, mais on en minimisera la portée. En effet, elle remet en cause la négativité de la catégorie "criminel", c'est-à-dire tout un stéréotype. Cette information engendre une dissonance cognitive, un déséquilibre pénible: créant un malaise, elle a peu de chances d'être colportée telle quelle. À terme, il faut que le déséquilibre cognitif cesse: cela se fera soit par le mécanisme de l'exception (oui mais ce n'est pas un criminel comme les autres), soit en rendant moins positif l'acte (sa motivation réelle était de le voler, mais il n'a pu le faire)." (p. 156-157)

"Au fur et à mesure de l'évolution du message, celui-ci tend à acquérir une "bonne forme", celle d'un récit bien construit, respectant les stéréotypes ambiants du groupe dans lequel circule la rumeur. Tous les détails se fondent dans un scénario: celui-ci assimile, intègre et transforme les faits relatés dans le sens d'une forte cohérence. Par exemple, sur une photographie, un Blanc tenant un rasoir à la main se tient près d'un Noir, dans un wagon de métro. Au bout de quelques relais, cela devient un Noir agressant un Blanc et le menaçant avec une lame de rasoir: c'est là un scénario classique donnant du sens à des détails épars. La rumeur a pris la forme des stéréotypes dominants." (p. 160-161)

"Une fois la fusion opérée entre le physique et le caractère, la star est engagée: elle doit s'y tenir, faute de quoi le public risquerait de se sentir floué. Il ne l'a pas élue pour son physique, mais pour sa fonction psychologique. [...] une star ne s'appartient pas. Elle a deux devoirs vis-à-vis de son public: un devoir d'exhibition dosée, et aussi de permanence dans les vertus qui l'ont faite élire." (p. 212-214)

"...il s'instaure une relation affective avec le boulanger, le banquier, le garagiste, l'agent général des assurances, le coiffeur, le médecin. Les clients satisfaits se les approprient et parlent alors de "leur" garagiste, "leur" médecin, "leur" coiffeur. En parlant de ceux-ci, ils parlent un peu d'eux-mêmes: en valorisant leur perle, ils valorisent le découvreur. Les clients du Club Méditerranée sont ses plus ardents prosélytes." (p. 229-230)

"L'industrie cinématographique est un cas exemplaire d'adaptation au bouche-à-oreille. Si l'on pressent qu'un film va faire l'objet d'un bouche-à-oreille négatif, on passe celui-ci dans un très grand nombre de salles à la fois. Attiré par la publicité, le public se rue dans les salles avant que le bouche-à-oreille n'ait pu exercer son influence. La tactique de distribution a anticipé les effets prévisibles: le film a fait le plein de son public avant que sa réputation ne soit défaite par le bouche-à-oreille des leaders d'opionion et des premiers spectateurs." (p. 231-232)

Pour finir, voici un dernier extrait illustrant à merveille le fait que l'on ne maîtrise pas toujours la réception d'un message, et qu'un message reçu partiellement peut avoir l'effet exactement inverse que ce que l'on voulait:

"L'écoute de la télévision (et encore plus celle de la radio) n'est pas assidue. Souvent, les personnes mènent en même temps d'autres activités: leur présence n'est pas continue près du récepteur, ni leur attention soutenue. Ils happent ici ou là des bribes de mots, de phrases, d'images. Par exemple, si l'on dit à la radio: "Selon certaines rumeurs Procter et Gamble est associé aux Églises sataniques. Il s'agit d'une pure invention. Cette rumeur est complètement fausse", une partie de l'audience peut très bien par hasard n'écouter attentivement que le début du communiqué et en tirer l'impression que la station a donc authentifié la rumeur. Aussi est-il recommandé de ne pas répéter la rumeur lors de son démenti télévisé." (p. 282)


Public opinion

Walter Lippmann
Filiquarian Publishing, LLC, 2007

En lisant les premières pages, ça partait mal. Un livre dont les lignes ne sont pas justifiées, dont chaque tête de page gauche contient "William Lippmann" au lieu de "Walter Lippmann", et dont les notes de pieds de page sont insérées bizarrement au beau milieu du texte, ça fait mauvais genre. Si l'on ajoute à ça le fait qu'il est en anglais, on serait facilement tenté de laisser tomber. Cependant, le contenu compense plus que largement ces agaceries et les efforts linguistiques consentis, car ce livre est une remarquable réflexion sur la genèse, l'entretien et l'utilisation de l'opinion publique. Il s'ouvre sur les problèmes de maîtrise de l'information en temps de guerre (1914-1918) pour se terminer sur l'importance des journaux, en particuliers locaux, et des leaders d'opinion. On y trouve, entre autres, une remarquable analyse du phénomène de prise de décision consensuelle au sein d'un groupe hétérogène. Page 46, on trouve un passage très pertinent sur la qualité d'une opinion:

"It is often very illuminating, therefore, to ask yourself how you got at the facts on which you base your opinion. Who actually saw, heard, felt, counted, named the thing, about which you have an opinion? Was it the man who told you, or the man who told him, or someone still further removed? And how much was he permitted to see? When he informs you that France thinks this and that, what part of France did he watch? How was he able to watch it? Where was he when he watched it? What Frenchmen was he permitted to talk to, what newspapers did he read, and where did they learn what they say?"

Pages 137 et 138, l'auteur montre comme il est facile de trouver des justifications dès lors qu'on remonte dans le passé, car chacun camp possède sa propre vision arbitraire du temps. Il analyse le débat franco-allemand sur l'Alsace-Lorraine et montre que chacune des parties peut trouver une raison historique acceptable de l'emporter. Page 141, il soupire avec humour sur la déplorable tendance humaine à généraliser abusivement:

"To pick fairly a good sample of a large class is not easy. The problem belongs to the science of statistics, and it is a most difficult affair for anyone whose mathematics is primitive, and mine remain azoic in spite of the half dozen manuals which I once devoutly imagined I understood. All they have done for me is to make me a little more conscious of how hard it is to classify and to sample, how readily we spread a little butter over the whole universe."

Plus loin, il défend l'idée que chacun possède d'innombrables facettes, qu'il active selon les circonstances, de sorte qu'il ne faut pas s'étonner de voir le plus aimant des pères de famille être le pire des tyrans dans son entreprise. Dans le chapitre sur la genèse d'un consensus, il analyse l'utilisation des symboles et les curiosités pratiques qui peuvent en découler. Ainsi, les termes "Démocrates" et "Républicains" qui désignent les deux principaux partis politiques américains ne sont que des coquilles vides, car à l'évidence, il n'y a pas d'opposition entre les sens réels de ces termes, mais plutôt entre les images, stéréotypes et émotions qu'ils véhiculent. L'auteur montre bien comment de telles fausses oppositions peuvent créer de véritables problèmes, chaque camp refusant de souscrire à quelque chose qui pourrait être "étiqueté" comme "propriété" de l'adversaire. Cependant, les symboles peuvent aussi être très utile, notamment en temps de crise, lorsqu'il est vital de mobiliser rapidement un grand nombre de personnes. L'auteur en profite pour montrer la difficulté qu'ont les démocraties à assumer les problèmes de décisions autoritaires prises en petit comité, en particulier en temps de guerre, puisqu'elles présupposent de longs débats que l'on ne peut se permettre en temps de crise:

"There is a complicated paradox, arising as we shall see more fully later on, because the traditional democratic view of life is conceived, not for emergencies and dangers, but for tranquility and harmony. And so where masses of people must cooperate in an uncertain and eruptive environment, it is usually necessary to secure unity and flexibility without real consent. The symbol does that. It obscures personal intention, neutralizes discrimination, and obfuscates individual purpose. It immobilizes personality, yet at the same time it enormously sharpens the intentions of the group and welds that group, as nothing else in a crisis can weld it, to purposeful action. It renders the mass mobile though it immobilizes personality. The symbol is the instrument by which in the short run the mass escapes from its own inertia, the inertia of indecision, or the inertia of headlong movement, and is rendered capable of being led along the zigzag of a complex situation." (p. 223)

Cet excellent livre est un complément important aux cours sur les techniques de manipulations, car il donne le point de vue réfléchi du dirigeant qui doit prendre des décisions, faire émerger des consensus, susciter l'engouement pour un projet, etc. Il fournira au lecteur courageux de très bonnes bases pour réfléchir sur le juste milieu entre le refus des manipulations crapuleuses et la nécessité d'arriver à des résultats concrets lorsqu'on doit gérer une population entière. Enfin, le recul du temps (le livre date de 1921) et l'émergence de moyens de communication planétaires n'ont rien enlevé à la fraîcheur et à la pertinence de cet ouvrage, ce qui ne gâte rien.


L'erreur de Descartes
La raison des émotions

Antonio R. Damasio
Odile Jacob, 2008

Ce livre s'ouvre sur l'incroyable et véridique histoire d'un homme ayant survécu à une terrible blessure au cerveau, sans autre dommage apparent qu'une modification de personnalité le conduisant à faire des choix insensés, ce qui ruina sa vie. Ce cas exceptionnel fût le point de départ de recherches destinées à comprendre comment des lésions cérébrales pouvaient perturber la prise de décision tout en laissant intactes les autres qualités de la victime (intelligence, moralité, motricité, etc). Ce livre raconte l'histoire de ces recherches, qui ont fini par prouver que le problème de décisions insensées était lié à une absence d'émotions. Très intéressant mais assez technique, ce livre nous plonge au cœur de l'étude du cerveau et du comportement avec comme immense qualité de ne pas gommer l'aspect humain de la recherche. En racontant dans le détail l'évolution de l'étude, avec son cortège de doutes, d'essais-erreurs, de jubilation à l'approche de la solution, cet ouvrage se démarque agréablement du style habituel des publications scientifiques qui ne donnent que la démarche et le résultat, comme s'ils étaient sortis de nulle part, tout aboutis et prêts à être publiés. Son principal point fort est de montrer que les émotions ne sont pas des parasites dont on devrait se départir totalement pour penser objectivement, mais au contraire qu'elles participent activement à la formation du jugement et qu'elles lui sont nécessaires. Voici ce que dit l'auteur des émotions commen moyen de feedback sur les situations vécues:

"Mais il y a encore d'autres avantages à percevoir de façon consciente vos réactions émotionnelles. Vous pouvez effectuer une généralisation à partir de ce que vous connaissez déjà, et décider, par exemple, d'être prudent à l'égard de tout ce qui ressemble à X (bien entendu, si vous généralisez trop, et vous comportez avec une prudence excessive, vous allez développer un comportement phobique - ce qui n'est pas très bon, non plus). En outre, il est possible que vous ayez remarqué, lors de votre première rencontre avec X, quelque chose de particulier, signalant un éventuel point faible de X. Vous pouvez envisager d'exploiter cette vulnérabilité lors de votre prochaine rencontre, et c'est donc là une raison de plus pour laquelle il est intéressant que vous sachiez. En bref, la perception de vos états émotionnels, autrement dit la conscience de vos émotions, vous permet une réponse modulable en fonction de l'histoire individuelle de votre interaction avec l'environnement." (p. 176)

Un des aspects passionnants de ce livre est qu'il nous fait découvrir la merveilleuse mécanique du corps humain. Ainsi, cette expérience qui montre le lien étonnant qu'il peut y avoir entre le physique et le mental:

"Quelles sont les preuves soutenant l'idée que la perception des émotions repose sur les états du corps ? [...] Mais des études réalisées chez des sujets normaux sont également convaincantes; c'est notamment le cas de celles de Paul Ekman. Elles ont consisté à donner à des sujets expérimentaux normaux des instructions pour qu'ils exécutent des mouvements des muscles faciaux, lesquels étaient susceptibles de leur conférer une expression typique d'une émotion, sans qu'ils le sachent. Or, ces sujets ont effectivement rapporté qu'ils éprouvaient l'émotion correspondant à l'expression faciale. Par exemple, si, sur la base des instructions reçues, ils se composaient grossièrement et incomplètement une expression faciale heureuse, ils disaient ressentir de la joie; s'ils se composaient le masque facial de la colère, ils disaient ressentir de la colère, et ainsi de suite." (p. 193)

En conclusion, un très bon livre, aussi instructif que passionnant, sur un thème ambitieux: comprendre les bases biologiques de ce que beaucoup, comme Descartes, ont appelé l'âme. À défaut de tuer le suspense en révélant quelle est sa fameuse erreur qui sert de titre au livre, voici un des traits d'humour qui apportent encore un plus à un classique qui n'en a pas besoin pour ravir ses lecteurs:

"Certaines espèces animales n'ont que des capacités de mémoire, de créativité et de raisonnements limitées, et présentent néanmoins des comportements sociaux complexes, dont les mécanismes neuraux sous-jacents sont nécessairement innés. Les insectes - les fourmis et les abeilles, notamment - fournissent des exemples de coopération sociale qui pourraient aisément faire honte à l'assemblée générale de l'ONU." (p. 326)


Note de non-lecture: La démocratie contre elle-même

Marcel Gauchet
Gallimard, 2002

Trouvé dans les ouvrages référencés par Jean de Kervasdoué dans son excellent livre, ce livre n'a pas tenu ses promesses. Il semblerait qu'il examine les problèmes rencontrés par les démocraties du fait de leurs propres principes poussés jusqu'à l'extrême, comme par exemple l'ingérance systématique d'associations ou de collectifs divers dans pratiquement chaque question publique. Il est fort probable qu'il contienne effectivement tout cela. Le problème est qu'il est rédigé dans un style extrêmement verbeux qui n'est pas sans rappeler les exemples de pipologie dénoncés par Sokal et Bricmont. Deux exemples pris au hasard:

"Par une de ces stupéfiantes rencontres avec l'esprit du temps dont l'histoire des techniques est jalonnée, l'Internet est venu apporter, au cours des années 1990, sa concrétisation opératoire à cette connexion générale et horizontale des libertés, hors de tout englobement autoritaire." (avant-propos, p. X)

"Encore faut-il nuancer le propos, en remontant jusqu'au postulat tacite qui tend à engager la mentalité antitotalitaire, et pour les meilleurs raisons, dans cet évitement de fond: l'éternité communiste. Face à un Léviathansûr de sa durée, indéracinable, ontologiquement immuable à l'instar du mal auquel il prête figure, qu'espérer d'autre que le relatif amollissement d'une juridification lente ?" (p. 6)

Face à cela, il nous semble très naturel de revendiquer le droit à ne pas lire ce qui est, au sens propre du terme, illisible, et tant pis s'il y avait des choses intéressantes dedans. Il faut savoir respecter son lecteur et ne pas attendre de lui qu'il fasse l'effort de tamiser des pages au style très lourd pour y trouver les pépites qui s'y trouvent probablement.